La dissertation de Jean Moulin

Date de rédaction 16 octobre 1915

La collection des devoirs scolaires que fit enfant et adolescent Jean Moulin au collège et au lycée est l’une des plus précieuses conservée par le Centre National éponyme.

Ces devoirs, qui tour à tour nous émeuvent, nous amusent ou nous interpellent, révèlent surtout en substance la force de caractère et l’abnégation de Jean Moulin dès son plus jeune âge à défendre déjà avec conviction les valeurs auxquelles il croit. Ces devoirs, écrits par un jeune garçon dont la personnalité se construit, sont à replacer dans le contexte particulier de la Première Guerre mondiale marquée par sa violence et l’exacerbation des sentiments nationalistes et germanophobes qu’entretient l’enseignement de la IIIe république de l’époque. Enseignement qu’il n’hésite pas à contredire au regard des valeurs morales qu’il exprime au prix de rudes critiques de la part de son enseignant.

 La dissertation de philosophie qu’il rédige le mardi 16 octobre 1915 à l’âge de 16 ans est particulièrement éloquente. Il manifeste sa volonté à résister aussi bien à la barbarie des ennemis qu'à celle qui peut nous tenter.

Si le sujet précis du devoir n’apparaît pas sur la copie, la réflexion de Jean Moulin porte néanmoins sur la question des moyens à utiliser pour assurer le triomphe de la patrie y compris les plus atroces contre lesquels il s’insurge avec courage au nom de cet humanisme qui dicte d’ores et déjà sa conscience.

Quelle émotion nous ressentons à la lecture de son argumentation ou résonne en écho prémonitoire cette incroyable sentence écrite de sa plume : « Ils ont préféré la mort à la trahison ! »

 

« Certaines gens prétendent que pour assurer le triomphe de la patrie tous les moyens sont bons. Tout est permis affirment-ils, lorsque le sort du pays est en Jeu. Cette théorie qui parait tout d’abord très juste est, nous allons le voir entièrement contraire aux principes de loyalisme et d’humanité.

C’est d’ailleurs la théorie même des Allemands. Nous aurons toujours présent à l’esprit la déclaration de M. de Bethmann-Hollweg : « L’homme d’Etat qui hésiterait à employer tous les moyens de combat contre des ennemis tels que les nôtres devrait être pendu ». Et c’est en vertu de ces principes qu’ils commettent les pires cruautés. Qui de nous ne se souvient de l’ignoble conduite des Allemands lors de l’invasion ? C’est par milliers qu’ils massacrèrent prêtres, femmes, et enfants. Tous les jours leurs sous-marins pirates envoient au fond de l’eau d’innocentes créatures, tandis que leurs super zeppelins vont semer la mort sur des cités sans défense. Et la mauvaise excuse qu’ils donnent pour voiler ces crimes est celle-ci : Toutes les armes sont permises lorsqu’il s’agit de sauver notre pays.

            Nous voyons donc maintenant ce qu’il y a de cruel dans cette maxime. Aussi loin d’imiter les méthodes de guerre des Barbares, nous devons combattre loyalement et n’user de représailles que si cela ne contrarie en rien le droit des gens. Nous n’avons pas le droit, devant notre conscience de tuer des femmes et des enfants sous prétexte que les Boches en font autant chez nous. Il ne faut à aucun prix que nos fils aient un reproche à nous adresser. Il ne faut pas que les générations à venir aient à rougir de notre conduite. Nous devons agir avec droiture pour qu’ils puissent dire de nos chefs et de nos soldats : « Ils ont préféré la mort à la trahison ! … »

            Ceci nous prouve qu’il ne faut pas mettre en pratique la théorie de ces gens-là. Ceux qui déclarent que tous les moyens sont bons pour assurer le succès de la patrie ne font pas d’acte d’humanité. Nous devons cependant les excuser car beaucoup ont parlé sans réfléchir. Ils n’ont pas vu toutes les conséquences qu’impliqueraient de tels actes et croyaient fermement agir en bons Français. Nous devons nous efforcer à leur faire comprendre leurs sorts. Disons leur bien que nous devons continuer loyalement la guerre que nous avons entreprise pour la cause de la Justice. Nous ne serions plus les champions de la liberté et de la civilisation opprimées si nous nous abaissions à commettre de telles atrocités. D’ailleurs nous pouvons être tranquilles le soldat Français a trop de grandeur d’âme pour porter la moindre atteinte au droit des gens. »

Dissertation de Jean Moulin © mairie de Bordeaux, centre Jean Moulin

Dissertation de Jean Moulin © mairie de Bordeaux, centre Jean Moulin